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[Solo] Mimisin, pas plus ni moins que les autres.
Par Akhemia#3704 - JAMAIS ABONNÉ - 23 Juillet 2013 - 23:03:43[HRP] Avertissement: âmes sensibles s'abstenir. Pas d'injures en ce lieu. Pas non plus de détails gore, je vous rassure (ou un peu peut-être ^^).
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J'aurais dû mourir il y a bien longtemps. J'aurais dû mourir tellement de fois. À vrai dire je n'aurais jamais dû naître. Ou j'aurais dû mourir affamée, sans amour. Oui... Sans amour. Tout aurait été tellement mieux... Mais d'autres ne le voyaient pas ainsi. D'autres n'étaient pas moi. D'autres croyaient savoir.
Le début annonçait le mal pourtant personne, mis à part ma mère, n'y prêta garde. Un mal inconnu l'avait gagnée, une douleur profonde dont on ne peut réchapper qu'en laissant passer le temps. Or le temps, elle n'en avait pas. J'arrivais.
L'un de ces maux qui vous réveillent tous les matins très tôt, avec cette impression inébranlable que jamais vous ne serez à la hauteur. Ce mal qui vous pousserait à abandonner cette vie que vous ne mériteriez pas. Ce mal enfin qui laisse couler vos larmes chaque jour, chaque heure. Un mal dont on ne se sort que rarement sans aide. Mais ma mère ne demandait jamais d'aide, c'était une femme forte. En tout cas elle se voulait ainsi. Et je suivrai ses traces. Car je suis de son sang, la moitié de son âme. Oui bien sûr elle était sacrieur et moi je serai osamodas... Et mon père était un archer, l'un des meilleurs, disciple du dieu crâ... Mais laissez-moi vous expliquer !
Il n'y avait pas de raison particulière. Juste un mal absolu. Un mal qui refusait de se dissiper. Alors l'heure venue, elle se décida. Tandis que les douleurs se propageaient du plus profond de son ventre, lui sommant de s'arrêter, fière et courageuse elle avançait. À l'est, vers cette forêt si sombre que peu osaient si aventurer, pas très loin de cette bâtisse désormais en ruine, là où même le bois le plus dur s'était vu offrir la capacité de se défendre... Cela aussi devait être un signe... Là enfin, entre un arbre lié mais vivant encore malgré l'étau qui devait l'étouffer, une pierre dressée mais incapable de se mouvoir, et une racine aérienne dont l'audace fut vaine et qui dut se résigner à retourner en terre; à cet endroit même cette mère prête à tout sacrifice s'accroupit et déféqua l'engeance, mon passé. Là je suis née, et j'aurais dû rester.
Puis, affaiblie mais encore vivante, presque soulagée, elle rentra dans son village, Astrub, me laissant seule, en proie à une faune sauvage sans pitié.
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- Naissance -
J'aurais dû mourir il y a bien longtemps. J'aurais dû mourir tellement de fois. À vrai dire je n'aurais jamais dû naître. Ou j'aurais dû mourir affamée, sans amour. Oui... Sans amour. Tout aurait été tellement mieux... Mais d'autres ne le voyaient pas ainsi. D'autres n'étaient pas moi. D'autres croyaient savoir.
Le début annonçait le mal pourtant personne, mis à part ma mère, n'y prêta garde. Un mal inconnu l'avait gagnée, une douleur profonde dont on ne peut réchapper qu'en laissant passer le temps. Or le temps, elle n'en avait pas. J'arrivais.
L'un de ces maux qui vous réveillent tous les matins très tôt, avec cette impression inébranlable que jamais vous ne serez à la hauteur. Ce mal qui vous pousserait à abandonner cette vie que vous ne mériteriez pas. Ce mal enfin qui laisse couler vos larmes chaque jour, chaque heure. Un mal dont on ne se sort que rarement sans aide. Mais ma mère ne demandait jamais d'aide, c'était une femme forte. En tout cas elle se voulait ainsi. Et je suivrai ses traces. Car je suis de son sang, la moitié de son âme. Oui bien sûr elle était sacrieur et moi je serai osamodas... Et mon père était un archer, l'un des meilleurs, disciple du dieu crâ... Mais laissez-moi vous expliquer !
Il n'y avait pas de raison particulière. Juste un mal absolu. Un mal qui refusait de se dissiper. Alors l'heure venue, elle se décida. Tandis que les douleurs se propageaient du plus profond de son ventre, lui sommant de s'arrêter, fière et courageuse elle avançait. À l'est, vers cette forêt si sombre que peu osaient si aventurer, pas très loin de cette bâtisse désormais en ruine, là où même le bois le plus dur s'était vu offrir la capacité de se défendre... Cela aussi devait être un signe... Là enfin, entre un arbre lié mais vivant encore malgré l'étau qui devait l'étouffer, une pierre dressée mais incapable de se mouvoir, et une racine aérienne dont l'audace fut vaine et qui dut se résigner à retourner en terre; à cet endroit même cette mère prête à tout sacrifice s'accroupit et déféqua l'engeance, mon passé. Là je suis née, et j'aurais dû rester.
Puis, affaiblie mais encore vivante, presque soulagée, elle rentra dans son village, Astrub, me laissant seule, en proie à une faune sauvage sans pitié.
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Tout aurait dû se terminer là. Cela aurait été tellement plus simple. Mais c'était sans compter sur mon benêt de père. Trop de cœur, trop naïf, il avait pensé que ma vie valait d'être vécue. Quelle absurdité !
Revenant d'une mission pas plus importante que les autres, il avait découvert ma mère en sueurs. Son regard étrange, à peine quelques larmes, une expression de soulagement mêlé à de la honte, ses vêtements aux tâches de sang encore frais et cette odeur insoutenable de fer qui s'était répandue dans toute la demeure... Elle frottait frénétiquement l'un de ses tissus dans un liquide devenu vermillon. Il avait aussitôt compris. Oh ! Il avait l'habitude de voir ce liquide rouge inonder les champs, les pavés ; il avait affronté tant d'ennemis durant ses aventures passées. Pourtant il ne put réfréner un frémissement de dégoût devant l'horreur supposée. Il vomit d'abord. Puis il partit me chercher.
La maisonnette dont la taille suffisait bien à un couple, avait été choisie pour sa proximité à l'atelier des cordonniers, facilitant ainsi le métier de cette mère qui avait le moral dans les chaussettes. À l'extérieur, l’œil exercé de l'archer remarqua aussitôt les perles de sang. Les peaux arrivaient habituellement déjà nettoyées et tannées, à l'atelier... Quelques gouttes se distinguaient également là, sur le seuil de leur demeure. Ses soupçons étaient fondés : c'était le sang de sa femme. Il l'espérait tout du moins, comme il espérait que ce ne soit pas le mien. N'ayant aucune autre piste plus valable, il choisit de suivre ces traces-ci. Il passa en courant devant trois mercenaires et franchit l'enceinte du village. Les traces poursuivaient derrière l'employé Hassen Cehef. Sans même lui prêter attention, le père au cœur palpitant le frôla dans son empressement. La piste encore fraîche descendait au-delà de la ruine. Elle avait dû trébucher, ou ses jambes l'avaient abandonnée un court instant, car l'on distinguait nettement une trace de main sur la table extérieure qui se dégradait. Se mélangeaient désormais à sa surface, champignons et sang de sa femme. Il poursuivit encore en direction du sud-est... Et me trouva. Il ne me voyait pas à proprement parler, mais il m'avait bien entendue. Une petite voix frêle de nouveau-né. Il savait que j'étais là, au plus profond de lui, il le savait. Mais il ne me voyait pas... Le sort s'acharnait.
Jusqu'à ce qu'enfin le prespic soit épuisé.
La bête sauvage m'avait dénichée le premier. Et contre toute attente, il m'avait adoptée. Je ne ressemblais en rien à une petite bête aux pics mous ; mes phanères ensanglantés, loin d'être roux ou bruns, étaient bleutés... Pourtant le prespic avait senti en moi l'animal que je serais. Alors à l'approche d'un potentiel ennemi, il m'avait cachée... Et à présent il agressait. Mon père, de l'un de ses fameux traits empennés, calma définitivement la bête.
Ainsi mourut mon premier allié.
Phénomène étrange, ma mère, par cette abandon volontaire, avait réussi à effacer entièrement mon existence de la sienne. J'étais bien là, mais elle ne me percevait plus.
Quand mon père était revenu avec ce petit être chétif dans les bras , elle n'avait pas dénié lui jeter un seul coup d’œil. Elle n'avait pas non plus interdit son retour. Il ne força rien et préféra me poser dans le couffin qu'il avait lui-même fabriqué pour ma venue, où quelques toisons de bouftou faisaient office de literie. Jugeant qu'il était préférable de ne pas me laisser dans la même pièce que ma mère malade, il me déménagea au rez-de-chaussée, à même le sol, accolée au mur où je ne pourrais gêner.
Mes petits cris étaient inefficaces, mes larmes aussi. Les deux premiers jours je cherchais l'attention de cette mère ainsi, sans succès. Elle passait à mes côtés sans me voir, sans m'entendre, sans me toucher. La première nuit mon père s'était levé pour tenter de me calmer, d'une caresse sur la joue, prenant ma toute petite main bleutée dans la sienne pour en frôler le dos par de délicats gestes du pouce, m'offrant son petit doigt à la succion, me proposant un biberon d'eau incorporée de farine... Puis épuisé, démuni, incapable de répondre à mes besoins, et devant se préparer aux durs labeurs du lendemain et ses missions qui ne pouvaient attendre, il avait fini par se résigner et me laisser à ma détresse. Le jour d'après il me trouva une mère-nourricière mercenaire. La dame à la corpulence douillette, au corps chaud, au cœur battant lentement, doucement, venait me sustenter trois fois par jour et repartait comme elle était venue... Sans un sourire, indolente. Le reste de mes longues journées était rempli par le plafond et les quelques bruits que j'essayais d'identifier. Balai, chaise, porte, vaisselle, voix, maman! Maman!! Maman...
Trop peu d'éveil, trop peu de contact, trop peu de choses auxquelles me rattacher... Je m'éteignais de jour en jour. D'abord mon visage se figea, au grand désespoir de mon père, annonçant le début d'une dépression anaclitique. Plus de sourire, plus de grimace, plus de pleur, plus de son... À quoi bon tout cela, s'il n'y a personne pour les recevoir, les interpréter et y répondre? Puis mes mouvements qui se faisaient avec moins d'énergie... Refuser de voir l'Autre qui n'était finalement pour moi qu'un étranger, une chose indescriptible. Jusqu'à ce que je refuse même de m'alimenter...
Deuxième chance, pour le Monde des Douze, de voir un monstre disparaître. Deuxième chance gâchée, une fois de plus, par mon père.
Allez savoir pourquoi, il avait une tendresse particulière pour moi. Il ne me connaissait pourtant pas. Il savait encore moins qui je deviendrais. Mais les faits étaient là, il tenait à ce ridicule et insignifiant être que j'étais à l'époque. Il me voyait me languir, péricliter... et ne pouvait le supporter. En un dernier espoir, il décida de laisser tomber ses missions qui le menaient à l'autre bout du Monde, pour de plus petites, bien moins payées... Mais beaucoup plus proches de mère et moi.
La sacrieur reprenait pied petit à petit, comme ces gouttes qui s'écoulent lentement d'une entaille, purifiant l'être doucement. Parfois, elle avait assez d'esprit pour retourner à l'atelier confectionner quelques bottes Antrin et autre tong Aclou. Me laissant plus encore seule avec moi-même, cette chose sans importance.
Le crâ choisit alors de prendre sa fille sous la protection de son arc Ange. Dès lors il m'emmenait avec lui, me cachait dans un fourré ou derrière un amas de pierres, avec toujours cette crainte que ces ennemis ne me découvrent et ne me tuent. Idée stupide ! Je n'avais pas besoin de ses ennemis pour mourir, il me suffisait de le vouloir. Ou tout du moins il me suffisait de ne plus vouloir vivre.
Dans son affût fabriqué pour l'occasion, tout en guettant l'arrivée de ses proies, il trouvait le moyen de me cajoler, me parler, me faire grimaces et gestes incompréhensibles mais drôles, il faut bien l'avouer. Pourtant je n'y prêtais que peu d'attention, le tourmentant plus encore.
- J'ai déjà en partie perdu ta mère... Je ne veux pas te perdre. Je le refuse. Bats-toi ma fille, bats-toi. Ne me laisse pas. Quelles que soient tes peines et tes souffrances, sois comme ta mère le fut autrefois : toujours plus forte et plus grande. Je t'en prie, fais ça pour moi. Ne me laisse pas. Souffla-t-il en un murmure, laissant une larme couler de sa joue jusqu'à la mienne.
Je ne m'en souvenais pas... Avais-je compris à l'époque ?
L'une de ses quêtes nous avait menés au nord d'Astrub, par-delà les champs, où une rivière coulait. Je ne l'avais pas vue mais j'avais entendu les clapotis, j'avais senti cette fraîcheur humide nous envelopper, l'odeur de la menthe sauvage qui la précédait, le plumet des roseaux envolé en milles petits flocons qui venaient parfois me chatouiller le bout du nez... C'est là que se dressait le moulin. Mon père pensait m'y avoir trouvé un bon refuge, à l'arrière, dans une petite pièce inutilisée. Mais lorsqu'il revint pour m'apporter de quoi me repaître, je n'étais plus seule.
Une petite famille de bouftou avait réussi à pousser la porte tenue par un vieux loquet rouillé, tout comme mon père l'avait fait avant eux. Et à l'instar du prespic, ils m'avaient adoptée. Les petits étaient collés contre moi, à moitié endormis, et leur mère me léchait le visage comme elle venait de le faire à sa progéniture. Sa laine à elle était plus grasse, plus collante, plus drôle... bien plus amusante que celle des vieilles peaux qui me servaient de couche. Je les triturais avec plaisir, d'un sourire radieux. Ce sourire qu'il avait tant cherché à me rendre.
Ce père comprit alors qu'il devait me ramener tous les jours en cet endroit béni de mon Dieu où je trouverais force, délectation et lait nourricier.
Ainsi ce lieu devint mon berceau.
Il fallait s'y attendre, ce devait arriver. En ce lieu où les novices venaient perfectionner leurs arts, où les chasseurs s'assuraient de trouver des proies faciles à tuer, arguant qu'elles étaient devenues agressives, féroces... Une famille de bouftous ne pouvait faire long feu. Du jour au lendemain la mienne disparut. Mais elle avait eu le temps d'accomplir ce que mon père attendait d'elle...
Huit ans que je vivais. Je ne gardais aucun souvenir de cette famille, si ce n'est une attirance particulière envers toute bête. Je me mêlais peu aux autres enfants, ou villageois, et préférais de loin passer des heures à observer le comportement et les va-et-vient d'une arakné ou d'un piou.
À la maison, rien n'avait vraiment changé. Huit ans que j'étais invisible pour ma propre mère. Son esprit était encore embrouillé même si elle avait repris pas mal d'activités. Mon comportement et le sien, associés aux paroles étranges qu'elle pouvait parfois laisser échapper en public, me valu le plaisir de supporter les quolibets des autres enfants. Ouroboros n'aurait pas mieux fait, je ne m'isolais que plus.
Dans ce foyer tout était normal, en ce sens où l'on n'en parlait pas, où rien n'était plus étonnant qu'à l'accoutumé, où il n'y avait pas vraiment de problème que l'on pouvait régler par de belles paroles, où aucune question n'était prononcée... Alors pourquoi y aurait-il eu des réponses ?
Ma mère cuisinait toujours pour deux, tout comme la table n'était dressée que pour eux. Elle servait mon père, puis elle, et elle s'asseyait pour manger. Ses plats étaient toujours délicieux. L'odeur alléchante s'échappait jusqu'à l'atelier où les cordonniers et clients ne pouvaient qu'en saliver. Une cuisinière hors pair, c'était une qualité que tous lui reconnaissaient. J'admirais les plats colorés, laissais mon nez s'enivrer du doux fumet... Je ne réclamais pas. Je ne faisais pas un signe. Je m'asseyais et attendais simplement, dans cette normalité qu'était la nôtre. Mon père mangeait, puis d'un clin d’œil complice, avec toujours ce petit sourire rassurant, il me tendait son assiette encore emplie de la moitié des mets.
Il était toujours là pour moi. Une partie de sa vie m'était consacrée. Il m'apprenait à utiliser chaque arme, jusqu'à son arc fétiche avec lequel j'avais l'immense chance de pouvoir décocher quelques flèches. Utiliser une épée, un marteau, un bâton, une baguette... Savoir les choisir... Nous nous accordions quelques siestes sous l'ombrage de la ripisylve. Puis il m'apprenait à fabriquer les cannes à pêche, monter la ligne, fabriquer les leurres, jouer avec le courant... Il m'apprenait à me débrouiller en somme. Mais quelles que fussent ses leçons, il ne m'avait jamais demandé de blesser un animal. À lui incombait de piquer le ver ou la larve à l'hameçon ; je ne tirais que sur les noix et les châtaignes dans les arbres, ou plus difficilement sur les feuilles tombantes en automne... Une volonté de mon père : jamais je ne blessais ni tuais...
Se doutait-il alors de ce qu'il adviendrait le jour où je le ferais ?
Juste pour que je survive... un travail qui rapportait beaucoup moins, diminuant déjà les portions journalières; une attention facilement troublée par quelques inquiétudes; des repas toujours diminués de moitié... Qui n'aurait pas deviné comment tout cela se finirait ? L'issue était évidente... Sauf pour moi. Trop jeune pour comprendre... Il m'en fallut du temps pour assimiler que plus jamais il ne rentrerait...
La rumeur avait suffisamment grandi pour parvenir à nos oreilles. Quand enfin j'eus admis la chose, je rassemblai mes affaires pour quitter cette demeure dans laquelle je n'avais finalement jamais eu de place. Ma mère, étonnement, continuait sa vie, comme si peu importait qu'il ne franchît plus jamais le seuil pour venir la serrer tendrement et l'embrasser. Il avait toujours été tellement doux avec elle... Elle semblait ignorer sa mort comme elle ignorait ma vie.
Mon père m'avait appris suffisamment de choses pour survivre, à défaut de bien vivre. Il était sans doute temps, pensais-je, de voler de mes propres ailes, après tout les pious le faisaient rapidement eux aussi...
Je n'avais pas pensé, à l'époque, que certains s'en retrouvaient blessés, en proie à un quelconque prédateur. Pourtant les signes auraient dû m'alerter...
Mon barda sur le dos, je refermais la porte derrière moi.
Alors que j'errais dans le village les yeux rivés sur le sol, même pas à la recherche d'un nouvel abris, laissant derrière moi les murmures et regards qu'à demi discrets des passants, je croisai une sousouris semble-t-il très pressée. Elle se faufila entre mes pieds, un petit bout de pain dans la gueule. Je ne remarquai pas tout de suite son ennemi qui la suivait. Lui non plus ne m'avait pas repérée, rentrant de plein fouet dans mes jambes. Étourdi un temps, le chacha noir s'empressa de reprendre sa course, bien décidé à ne pas laisser s'échapper son gibier.
Curiosité animale. Jeu d'enfant. Envie subite. Alors que les deux bêtes contournaient la statue d'une déesse ailée, puis se faufilaient dans les buissons pour aller zigzaguer entre les châtaigniers, érables et autre arbre, je ne pus m'empêcher de les suivre.
Au pied des remparts, la sousouris se glissa à travers l'interstice d'une pierre. Le chacha, toujours à sa poursuite, faisant preuve de toute l'agilité que lui conférait sa race, grimpa dans le châtaignier puis sauta de l'autre côté du mur. Ni une ni deux, je l'imitai devant un gobelin médusé...
Notre course folle, ma course insensée, se finit face à une vieille bicoque isolée. Mais pas n'importe laquelle. Je m'arrêtai net, la reconnaissant. Mon père me l'avait déjà montrée...
Lieux de délivrance...
Tandis que je restais arrêtée, les deux animaux la pénétraient, imperturbables.
J'entendais le chacha miaulait faiblement, comme sa proie avait sans doute finalement réussi à lui échapper. Ou l'avait-il au contraire rattrapée ? Peut-être m'appelait-il, m'incitant à entrer à mon tour...
Ces lieux étaient empreints de ma naissance, et ces animaux m'y avaient reconduite... Peut-être était-ce là que je devais rester et vivre... Pensais-je...
Nouvelle erreur, je m'en rends compte aujourd'hui. À l'inverse, ce lieu était celui que j'aurais dû éviter. L'artefact de mon destin.
Nous en faisions du bruit. Combien nous entendaient ? Beaucoup, je n'en doute pas...
Craquements du parquet vermoulu, chaises renversées, coups collatéraux dans les objets traînants déjà à terre. Les bruits amplifiaient l’événement. Les cris aussi. La salive coulait sur les courbes en mouvement. J'avais eu beau tenter de faire de l'endroit un lieu agréable à vivre, l'odeur de moisi réapparaissait comme tout le logis était ébranlé. Un pot-pourri se créait alors d'effluves, d'émanations d'alcool, de transpiration, d'humidité, de rance... L'épiderme brûlait d'un mélange de chaleur corporelle et d'efforts trop intenses. Un corps trop étreint. Nos sueurs se mélangeaient, comme les chairs se frôlaient, s'emmêlaient, se touchaient... Et plus souvent se frappaient. Amalgame improbable de plaisirs et de douleurs, de gémissements et de hurlements, de jouissance et d'horreur, de chaleur et d'effroi, de jeu et de réalité trop dure à supporter, d'amusement et de pleurs, de dominance et de dominée... D'agresseurs et de victime. De vies et de mort.
- Laisse-toi faire, allez, juste un quart d'heure, s'il te plaît, et on te laissera tranquille après. Dit-il d'un sourire abhorré, avec cette joie insouciante sibylline, posant à gauche de mon visage une montre. Au moins, il connaissait les formules de politesse... Pas plus affreux qu'un autre donc...
Une phrase que je n'oublierai jamais.
Je n'avais pas encore douze ans. Ils devaient à peine en avoir dix-sept...
Une soirée trop arrosée entre amis. Un xelor, un sram et un écaflip un peu trop habitués à faire les quatre-cent coups ensemble, pour que l'un d'eux ne remette en question les actes de ses acolytes. L'alcool avait déjà trop altéré leur raison de toute façon. Ils avaient cru pouvoir finir leur fête, au départ de façon tout à fait innocente, dans un lieu abandonné de tous. Mais celui-ci était aujourd'hui habité, même si je n'avais pas encore eu le temps ou n'avais pas encore le matériel, la force et la dextérité suffisantes pour le remettre totalement en état.
Le joueur avait parié puis jeté à terre deux dès. J'avais refusé de regarder le résultat. L'assassin et le chrononaute avaient quant à eux surenchéri...
Peu importe comment tout cela avait commençait, rien ne changerait plus désormais.
Puis ils partirent. Simplement.
Le chaos étouffa dans un silence insoutenable.
Allongée à même le sol, en partie dénudée, je ne bougeais plus. Mais yeux fixaient le plafond sans vraiment le regarder. Plusieurs minutes passèrent pendant lesquels mon corps tout comme mon esprit restèrent inertes. Plus un muscle apte à bouger. Le cerveau comme arrêté, surchargé par une violence qu'il ne pouvait interpréter, comprendre.
Après cela, j'aurais besoin de renaître. Encore.
Pas d'animaux, cette fois, pour m'y aider... Je serais donc l'animal. Un animal doté d'un instinct de survie et d'une sauvagerie à la hauteur de ce qu'il garderait en mémoire et qu'il ne saurait jamais effacer ; marqué par ces stigmates qui remontent à la surface pour un geste aperçu, le frôlement d'un autre corps, un mot capté, une odeur mal venue...
J'avais continué à me débattre... Était-ce normal ? Avais-je donc, par cette réaction de défense, confirmé une illusion d'envie ? Avais-je amplifié leur excitation ? Étais-je autant en tort qu'eux ? Étais-je plus responsable qu'eux ? Étais-je responsable ? Pourquoi ? Pourquoi moi ? Pourquoi personne n'avait surgit pour m'aider malgré ces appels rugis?... Les larmes coulaient mais n'arrêtaient rien. Le flot de questions oppressait l'esprit jusqu'à l'implosion, comme les corps avaient meurtri le mien.
Trop de questions...
Beaucoup trop depuis bien trop longtemps ! Plus jamais je n'en n'aurais qui ne trouveraient de réponse ! Quels que soient l'outil et la méthode nécessaires pour les obtenir.
Je n'eus pu rester une nuit de plus dans ce logis. Ni même dans ce village. Dès mon corps et mon esprit rassemblés, j'avais pris le peu d'affaires auxquelles je tenais. Un manteau chaud bien que troué par endroit et qui, à une époque, avait même supporté des grelots, mais cela faisait bien longtemps qu'eux aussi s'étaient défilés; et quelques morceaux de pain dur que j'avais habilement volés des jours auparavant... Puis j'étais partie à grandes enjambées, sans même refermer la porte derrière moi... Je n'avais pas eu d'idée précise, mais mes pas m'y menèrent en trois jours...
Dans mon esprit pourtant une seule chose importait, ne plus jamais m'approcher d'une de ces créatures soit-disant civilisées. C'est sans doute pour cela que je préférai suivre le chemin du sud à travers la forêt. Dans cette partie-là, les abraknydes restaient pacifiques, mais leur caractère belliqueux écartait les aventuriers doués d'un tant soit peu de raison, et ce d'autant plus la nuit. Seuls quelques sans âmes courraient en tout sens, à la recherche du but de leur existence. Je trébuchai plusieurs fois dans le noir, ma vue loin d'égaler celle des araknés... jusqu'à ce que je me décide à m’abriter dans cette mine abandonnée, menant à une clairière secrète bien paisible et désertique.
Le lendemain, l'aube poignait à peine, laissant ses cordes lumineuses danser à travers les arbres parsemés, que j'étais déjà prête à reprendre ma route. Ni mes pieds ni mon esprit ne semblaient décidés à se fixer. Sans doute parce que s'arrêter signifiait avoir du temps pour penser... et donc se remémorer. Je continuais toujours vers le sud, et traversais les montagnes inhospitalières de ces monstres de pierres. Je m'y sentais étrangement protégée, comme si ces corps monumentaux, durs et froids méritaient ma confiance. Ils me regardaient passer, sans se cacher, et dans leur expression se lisait quelque chose de troublant, une familiarité réconfortante... Mais je ne pus m'y installer, tout au plus y passais-je deux nuits, emmitouflée du mieux que je pouvais, luttant contre ce froid mordant d'un vent d'altitude.
J'avais emprunté la mine astirite, et continué toujours dans cette même direction. J'arrivai enfin à l'orée du village d'Amakna. Oh non! Je ne voulais pas y rester! Mais une pluie battante en décida autrement. Soudain ces cordes humides et serrées tendirent une toile blanche qui effaçait jusqu'au moindre contraste de couleur à moins d'un mètre. Bien plus que les échardes et les cailloux blessants de la forêt, ou que le froid glacial des montagnes, être perdue, sans visibilité, au beau milieu d'un lieu habité par ces civilisés, voilà ce que je redoutais ! Je courrai aveuglée et effrayée bousculant quelques-uns de ces êtres sur mon passage, renforçant cette angoisse qui m'oppressait. Totalement désorientée.
C'est ainsi que j'entrai en trombe en ce lieu vide de corps et de bruit, et pourtant plein de mots... et d'une étagère que je n'eus pas le temps d'éviter. Pour accueil, je reçus une interjection presque aussi bruyante que mon arrivée en ce temple.
- Chut !
Ce vieil Harry, imperturbable, n'aimait pas que l'on trouble la quiétude de son domaine.
Sur la droite de l'entrée, de massives tables de bois étaient proprement alignées ; en face des étagères conservaient soigneusement tout le savoir et l'imagination d'un Monde toujours en évolution. L'odeur douce du papier vieillissant envahit mes narines. Sous le choc de la rencontre entre mon corps et le meuble, un ouvrage avait sauté pour retomber ouvert sur mon pied droit. Mon regard s'arrêta alors sur un mot :
...pourquoi...
Je ramassai le livre, me débarrassai de mon vieux manteau mouillé, et pris place à une table, pour commencer ma lecture.
J'avais tout assimilé. Dans cette soif de connaissance, ce refus de questions sans réponse. Chacun des livres, des parchemins. Sans exception. Des heures, des jours, des années durant. J'avais tout lu, tout fait mien de ce temple particulier. Le temps s'était écoulé sans moi, trop absorbée par tout ce qu'il pouvait y avoir à savoir. Puis il m'avait finalement rattrapée...
Pendant des années j'avais réussi à vivre dans ce village d'Amakna, tout en évitant soigneusement les âmes qui le composaient. Mes journées avaient été consacrées à l'enseignement silencieux de la bibliothèque, qu'il s'agisse de faits réels, d'exploits, d'Histoire, d'expériences, de légendes ou de descriptions de techniques en tout genre... Tout m'avait intéressée, car tout aurait pu me servir un jour.
Afin d'éviter au mieux de croiser des civilisés, j'avais pris l'habitude de ne quitter mes abris qu'aux premières et dernières lueurs du jour. La nuit, j'avais trouvé refuge dans le sous-sol végétalisé de l'atelier du vieux Bowisse. Pour une fille de cordonnier, tout cela devait être normal, après tout j'avais grandi avec cette odeur de cuir. Mon "objet transitionnel" , ma fausse réassurance ?
J'étais entrée et sortie tellement de fois par l'une des fenêtres arrondies, celle près de la pointe ! Avant même que les pious ne se mettent à piailler, je me faufilais doucement jusqu'à l'extérieur puis tout aussi discrètement j'avançais vers l'ouest. Je passais mon temple, puis celui des manipulateurs du temps ; je continuais encore tout droit jusqu'à la première poubelle. Puis j'allais à la suivante afin de me préparer un copieux petit-déjeuner. Les deux n'avaient jamais manqué de mets presque délicats. La fontaine m'avait servi à la fois d'abreuvoir et de baignote. Repue et décrottée, j'allais m'aventurer ensuite au Kanojedo, pour y mettre en application ce que j'avais découvert dans quelque livre, ou bien pour y observer un combattant matinal à l'entraînement. Car là aussi, je pouvais apprendre.
Et avant que le village ne devienne trop vivant, j'allais me réfugier au calme de mes vieux grimoires. Le soir, j'observais le même rituel, à l'inverse.
Ainsi j'avais évité longtemps la rencontre non souhaitée de ces civilisés. Une seule fois, l'un d'eux échappa à la règle. Mais cela remontait déjà à quelques semaines :
Alors que j'étais plongée dans l'un de mes tout derniers livres, un homme étrange était venu s'asseoir face à moi. L'homme gardait en tout temps, hiver comme été, une écharpe marron et un chapeau thé enfoncé sur la tête, de sorte que l'on ne pouvait distinguer que ses deux petits yeux noirs. Je le connaissais pour l'avoir déjà vu franchir à plusieurs reprises le seuil de ce lieu d'érudition. Mais là il avait osé m'imposer sa présence. Il s'était assis, immobile, les bras croisés sur la table, son regard fixé sur ma personne.
- Encore vous, ici... Vous m'intriguez, demoiselle. Que cherchez-vous ainsi, avec autant d'assiduité, ma belle ?
Il avait eu une voix douce et calme. Mes mains s'étaient crispées sur la couverture du livre comme la colère m'avait envahit. J'avais relevé la tête pour lui lancer un regard mauvais, mais pas encore assassin. Le sien avait été bienveillant.
- Je vous importune. Ne m'en tenez pas rancune. Nous nous reverrons dans un autre temps, insistez là est vain, je n'en doute pas. Mais vous devriez sortir maintenant, savoir ne sert à rien, si l'on n'applique pas. Nous prendrons le temps de nous présenter une prochaine fois. Il s'était relevé, des pattes d'oie s'étaient dessinées au coin extérieur de ses yeux, signe d'un probable sourire caché ; puis il s'était incliné avant de s'en aller. Au revoir, demoiselle de choix.
Il n'avait pas eu tort. Le temps était venu.
Ce village et cette bibliothèque ne m'apportait plus rien. Alors s'était posé la question de ce qu'il me restait à faire. Quelle pourrait être ma vie désormais ?
J'avais grandi, changé, j'étais devenue plus forte par tout ce que j'avais appris... Pourtant le passé me hantait encore et encore. Alors je choisis.
Je choisis de retourner en ces terres abhorrées, pour me débarrasser de tout ce qui avait fait ma faiblesse, pour que seule la force reste. Car plus jamais faiblesse il n'y aurait !
J'étais donc là dans la forêt ouest d'Astrub, dans cette ruine que personne n'avait semble-t-il tenté de retaper. J'avais été la seule sotte à essayer.
J'étais là à casser, bousculer et enfin rassembler au milieu de la pièce, tout ce qui pourrait brûler, ma colère et ma peine bien décidées à ne rien laisser. Et tandis que je m'acharnais à tout détruire, sans que ma douleur ne s'en trouve apaisée, mes yeux se posèrent sur ces objets.
Deux dés et une montre à gousset.
Mon cœur s'emballa au point que je crus qu'il cherchait à sortir de mon corps. Mais pour aller où ? Ma tête s'arrêta un instant de réfléchir, comme elle l'avait fait un moment, à cette époque maudite. Puis à nouveau tout se bouscula, et mon animosité atteignit son paroxysme. L'idée avait peut-être était là, latente toutes ces années... Mais je ne crois pas. C'est là plutôt, en cet instant précis, qu'elle me vint vraiment.
Je les tuerai !
Le cœur retrouva son sang-froid, satisfait de cette résolution.
Finalement ce ne serait pas cette maison qui subirait ma vengeance.
Je ramassais les trois objets.
Ainsi, du hasard et du temps, je décidai de forger mon destin.
Il n'y avait plus d'interrogation, plus de doute, plus de supposition, plus de haine, plus de colère. Il ne restait qu'un dessein programmé, froid, déterminé et dépourvu de sentiment. Il ne restait plus que le feu, le fer et l'eau...
Première étape, avoir des armes qui répondraient à mes attentes, assez petites pour passer inaperçues et pouvoir être emportées n'importe où...
Il était surprenant de voir comme cette détermination avait annihilé toute trace de peur. J'avais pénétré Astrub sans me cacher, sans une ombre de nostalgie non plus, sans même jeter de regard aux passants à la recherche d'une vieille connaissance. Non, j'avais juste traversé en direction de l'atelier des forgerons. Là, un homme vantait ses talents à qui voulait l'entendre. J'avais voulu l'entendre. Pour un prix très certainement exorbitant, il avait accepté de me forger des kriss toubal.
Il me regardait avec fierté tandis qu'il me tendait ces poignards à double tranchants. Je caressais avec délicatesse les lames, les gardes, les poignées... l'esprit déjà entraîné dans leur future utilité. Il avait de quoi être fier, j'étais satisfaite. Respectant ma demande, déconcerté mais vendeur avant tout, il avait accepté d'incruster sur chaque fusée l'un des dès que je lui avais remis. Tout était parfait !
- Vous saurez les utiliser ? Je n'étais pas vraiment à sa question, trop absorbée par mes pensées.
- Réceptacle de mes larmes passées et du feu de ma haine, elles en seront parfaitement l'instrument... Me dis-je, tandis que j’esquissais mon premier sourire depuis bien longtemps, les yeux rivés sur les deux objets. L'homme paraissait dérouté. Oui, je saurai, acquiescé-je alors.
Deuxième étape, retrouver mes futures victimes. Au vu du bel ouvrage qu'était la montre qu'ils n'avaient même pas pris la peine de venir récupérer, pour au moins l'un d'entre eux, il ne s'agissait pas de n'importe qui. Trouver des indices, suivre leurs traces, ce ne serait pas trop compliqué. Il me fallait accepter de me mélanger à ces civilisés. M'intégrer lentement mais sûrement, pour finalement m'infiltrer dans leur monde, les approcher... Ce ne serait pas bien difficile. J'avais les connaissances suffisantes à cela.
- Hey ! T'oublies pas quelque chose ? Faudrait voir à m'payer, toi ! Toujours accaparée par ce plan qui prenait peu à peu forme, j'avais fait volte-face et atteint la sortie.
- Mmmhh... Vous avez raison... Il reste à vérifier que j'oserai les utiliser de la manière qu'il convient...
Il n'aurait pas dû me sortir de mes pensées, je n'étais apparemment pas la seule à commettre des erreurs. Le regard assassin s'était enfin approprié mon corps. Je fermais la porte et me retournais vers celui qui allait pouvoir mesurer la véritable valeur de son ouvrage.
Ainsi mourut ma première victime.
Ce devait être une libération, la destination finale d'une vie de désolation... Mais ce n'était pas ce qu'ils avaient envisagé.
L'heure fatidique approchait, bercée par les vantardises d'un écaflip trop stupide pour se rendre compte qu'il m'importait peu. Ou peut-être était-ce l'inverse, il m'importait bien plus que tout autre chose en ces terres. Sa mort tout du moins.
Il fut finalement le plus facile à trouver. Il m'avait suffi de présenter à quelques habitants la montre précieusement conservée, pour être dirigée vers la taverne. Selon les renseignements recueillis, l'objet était l'insigne d'un clan xélor à la fois discret et puissant. Il était impossible de s'approcher de ses membres sans y avoir été invité par un garant. Le mien n'était qu'un pauvre aventurier fier de lui, à la solde d'un soit-disant ami d'enfance dont il connaissait finalement peu de chose, et qui passait le reste de son temps attablé à la taverne à conter ses « fabuleuses » quêtes accomplies. Il m'avait été tellement facile de le mystifier : quelques faux émerveillements, deux trois gloussements naïfs, un regard de braise... C'est vrai, la haine peut transformer une personne au point que même son créateur ne soit plus apte à la reconnaître et se laisse prendre dans ses filets. Ou bien m'avait-il si facilement oubliée, moi et ma peau bleutée...
La tâche fut fastidieuse. D'abord l'écouter, le supporter puis le pratiquer au quotidien pendant trois mois avant d'avoir "l'honneur" de rencontrer ses amis d'enfance dont il me parlait tant.
Tous seraient réunis ce soir, en la demeure de ce xélor si difficile à approcher. Là, à deux pas du zaap et du château d'Amakna, comme l'aimait à s'enorgueillir mon garant... là, dans une maison pas si riche que cela vue de l'extérieur, mais qui, à ses dires, comportait un fauteuil et une cuvette en or... là, enfin, nous serions tous réunis à nouveau, un écaflip, un xélor, un sram, moi, une montre et deux dagues ornées chacune d'un dé, plus une ou deux victimes collatérales probablement. À mesure que nos pas nous rapprochaient de ce qui devait être la fin, mon cœur se réveillait, battant chaque seconde plus fort et plus vite.
À trois, ils n'ont même pas été foutu de tenir ces quinze minutes, pensais-je. Je serai plus douée qu'eux, sans aucun doute. Ils ressentiront chaque minute, chaque seconde. Quinze minutes, ils les voulaient... Je vais les leur accorder !
Il me prit par la taille alors que la porte allait s'ouvrir. Je fis semblant de réprimer un frisson, pour croiser les bras et empoigner les fusées cachées dans mes manches. On attendait, silencieux. Je caressais de mes pouces les dés incrustés. Tout allait se jouer en quelques secondes, pour les désarmer... Puis la porte s'ouvrit.
Avant que l'on ait le temps de comprendre, une main nous avait agrippés et tirés à l'intérieur de la bâtisse, et la porte avait été refermée. L'être qui tenait encore mon bras, se glissa derrière moi pour le tordre et me faire lâcher prise. Alors il m'envoya un coup de pied dans le creux poplité me forçant à la génuflexion. Plus rapide encore, l'un de ses acolytes, trancha la gorge de l'écaflip tout en m’attrapant l'autre bras pour le tordre à son tour. Je n'avais même pas eu le temps de voir leur visage, que je me retrouvais immobilisée en une danse et deux pirouettes.
Le prédateur était passé à l'état de proie.
Une seconde me fut accordée pour contempler la scène.
- Non!!!
Ils me l'avaient volée ! Ils avaient volé ma vengeance, tout ce qui me restait de raison d'être ! Ce qui avait un temps été doré, était désormais tâché de sang. Gorges tranchées, bustes transpercés, visages défigurés... Ils n'étaient plus. Ceux que j'abhorrais avaient déjà été tués. Et je ne se serais jamais l'arme de leur trépas.
Un mélange étrange de rage et de désespoir m'envahissait soudain, moi, l'être devenu insensible. Un sentiment inexpliqué et intense...
Puis il se plaça devant moi, le visage toujours soigneusement caché entre son chapeau et son écharpe marron. Les pattes d'oie étaient encore là, il s'adressa à moi avec douceur, alors que ses hommes me tenaient toujours.
- Nous voilà à nouveau face à face, demoiselle de choix. Pardonnez cette audace mais l'on s'emporte parfois. Il faut avouer que vous en avez mis du temps, mes amis désespéraient de ne voir couler le sang. Ils étaient moins certains que vous vous décideriez, mais vous êtes bien l'assassin que j'avais espéré. N'ayez crainte, nous ne vous ferons rien, ce n'est pas une défunte qui pourrait nous rejoindre. Voici Rage, un ami bien réel, dit-il laissant apparaître au creux de sa main un tofu tout aussi calme que son maître, surtout pas de cage, il est des plus fidèles. Réfléchissez à ma proposition, si elle vous sied, laissez-le vous guider et nous nous retrouverons.
Sur ces derniers mots, l'un de ceux qui se tenaient derrière moi, me força à respirer un bout de tissus à l'étrange odeur, et je perdis connaissance en quelques secondes.
Ainsi devait commencer une nouvelle vie.
Il me fallait un temps pour digérer cette existence perdue. Plus aucun but, plus aucune espérance. Que pouvait-il donc rester ? Une proposition. Il restait une proposition...
Je me réveillais péniblement, les sens encore perturbés par quelques narcotiques, les paupières refusaient de s'ouvrir pourtant incitées par les tapotements d'un bec sur ma joue. Les mouvements restaient en partie incontrôlables, et alors que je voulais juste repousser le volatile, ma main l'envoya bien plus loin.
Puis je vis le sang, les morts... Et compris qu'il était largement temps de se sauver avant de finir dans l'une des geôles d'Amakna. Et pour le faire, mieux valait être bien équipée. Aussi vite que je le pouvais, je fouillais la maison à la recherche de kamas et de vêtements non tâchés à la fois pratiques et adaptés pour une jeune femme. Je n'avais aucune difficulté à repousser les corps étendus, déplacer un doigt qui avait volé un peu loin de son propriétaire... Tout cela n'était pour moi qu'objets inanimés, le sang n'était que des tâches, l'odeur une douce vengeance.
Pantalon souple, haut ajusté, quelques dentelles, un foulard... Récupérer mes dagues.
Puis je sortis avec calme, m'assurant de ne pas attirer l'attention, même si les passants étaient inexistants à cette heure. L'oiseau me suivait à distance, je le laissais faire comme il ajoutait finalement un petit air d'innocence à ma balade.
J'avais choisi de ne pas emprunter le zaap du château, la fuite devait se faire sans indice. Arrivée au port, je pris le premier bateau qui venait, me faufilant dans l'une des caisses qui attendaient sagement qu'on les embarque, sans même savoir sa destination. Hors de question pour moi de payer, c'aurait été un indice également trop facile à suivre. De toute façon, clandestine, je l'étais depuis ma naissance, alors pourquoi changer cela aujourd'hui ?
Après un voyage plutôt mouvementé parmi une cargaison qui, malgré ses attaches solides, avait eu tendance à suivre les mouvements de la houle ; rythmé par des ordres hurlés et le bruit des foulées, le claquement de la voilure et quelques grincements de vieux bois assez inquiétant pour une novice de la navigation. Après avoir supporté le mélange étrange d'odeur de bois humide, de rhum utilisé pour nettoyer et désinfecter du pont à la cale, d'iode, et d'un relent âcre et étouffant que je n'arrivais pas à identifier mais qui devait sans doute provenir de la matière utilisée pour assurer l'étanchéité de la coque... Autant d'odeurs qui pouvaient aider mon estomac à se retourner à chaque ballottement de tribord à bâbord... Il fallut bien s'amariner... Après tout cela, enfin,nous fûmes débarqués, moi et mon petit acolyte. Oui, enfin, un sol immobile, calme !
À travers notre caisse, nous pouvions déjà sentir la chaleur étouffante des lieux, il n'y avait que très peu de bruit, l'endroit devait être désert ou tout du moins plutôt calme, ce qui allait m'arranger. Une nouvelle exhalaison désagréable, guidée par une brise contraire, traversa les interstices de nos planches pour atteindre et blesser nos narines. Une odeur reconnaissable entre toute, selon les livres qui m'avaient éduquée, cette odeur d’œuf pourri, piquant les muqueuses d'un nez plutôt sensible. Et je compris aussitôt où j'avais atterri. Ce n'était pas le meilleur endroit pour une jeune fille à peine aventurière, mais il faudrait s'en contenter pour le moment.
Je profitais d'un silence prolongé, annonçant une pause ou une occupation en fond de cale des marins, pour sortir de ma cachette, plonger et longer le rivage afin d'éviter les salariés de ce nid à touristes. Bien heureusement pour moi, c'était la période de fermeture, l'endroit serait sans doute à peu près tranquille.
Heureusement ? Pourquoi trouvais-je cela heureux ? Qu'avais-je à gagner dans une ou l'autre des situations, moi qui n'étais plus rien ? Moi qui aurais dû seulement être la meurtrière de trois hommes, et qui ne le serais jamais. Comme je n'étais finalement pas du genre à me laisser mourir, ce lieu me laisserait au moins le temps de réfléchir à ce que je devais être et devenir.
Que restait-il quand tout s’évanouissait, que raisons, espérances et vengeances n'avaient plus d'existence ? Il restait Rage et détermination...
Cette terre était d'une hostilité remarquable. Parfois on pouvait entendre les hurlements féroces de deux bêtes bien distinctes, qui devaient être énormes à en juger par la puissance de leur voix. Tout ici pouvait se révéler dangereux, mortel. Du coquillage à l’œuf, il fallait se méfier de tout,et se nourrir se révélait plus compliqué que prévu. Moi qui m'étais cru forte, je découvrais en ces lieux qu'il n'en était rien. J'étais incapable de gagner contre ces espèces endémiques. J'avais failli y laisser ma peau bleutée une ou deux fois déjà, et si j'en avais réchappé c'était seulement parce que le volatile qui m'accompagnait s'en était mêlé. Je n'avais concrètement jamais été à la hauteur. Et si j'avais réellement affronté mes ennemis, que ce serait-il passé ? Aurais-je assouvi ma vengeance, transcendée par la haine ? Ou serais-je morte de façon minable, comme l'avait été ma vie jusqu'ici ? Toutes ces réflexions et les conclusions qui me venaient, ne me plaisaient pas. Pas plus qu'il ne me plaisait de voir ce simple tofu apparaître bien plus fort et doué que moi. Ce devait être pour cela que je ne cessais de le repousser. Mais il restait à me coller, me suivre. Et lorsque la vie me semblait trop dure, sans intérêt ni but, que l'envie d'abandonner me gagnait, il venait me titiller, me filer des coups de becs, piailler dans mes oreilles... Jusqu'à ce que de colère je ne me fusse mise à le poursuivre pour le plumer, oubliant ces pensées obscures qui pouvaient m'envahir. Je lui courais après, lui jetais des pierres, lui hurlais tous les noms d'oiseau que je pouvais connaître, jusqu'à l'épuisement des forces et également des idées noires. Il s'en sortait toujours.
Après de multiples échecs face à cette faune, j'avais décidé de me contenter de pêcher ou cueillir. Mais là encore je me heurtais à mes faiblesses. Cueillir et même pêcher demandait d'entrer dans des zones dangereuses où l'agression pouvait être fatale. La première fois que Rage m'avait apporté un ver pour la pêche, de colère je l'avais refusé, et il l'avait avalé d'un air narquois.
Jusqu'au jour où j'acceptai de lâcher ma fierté si inutile...
C'était un jour comme les autres, alors qu'il me narguait de son ver, et que j'avais encore échoué par moi-même. J'avais fini par comprendre. Je restais cette petite fille impuissante qui pouvait devenir à tout moment la proie d'un autre, et cela n'était pas concevable, encore moins acceptable ! Je savais, je savais presque tout... Mais il me manquait l'expérience. Et à l'évidence, lui l'avait. J'étais caché derrière un arbre pour éviter un groupe de krokilles et Rage était paisiblement installé sur une branche face à moi, le ver en son bec comme un message bien précis. J'oubliai soudain les krokilles et, les poings serrés, j'avançai vers lui.
- D'accord. Apprends-moi petit maître.
L'oiseau eut un éclair dans le regard, puis il s'enfuit à travers les branchages. Je le poursuivais non plus guidée par la colère, mais par l'envie d'apprendre, de devenir pus forte.
Il n'y avait pas de but à atteindre, pas de repos. Il n'y en aurait plus jamais pour mon esprit. Plus jamais je ne serais à la hauteur de ce que j'attendrais, plus jamais je ne m'aimerais... Mais d'autres peut-être le pourraient...
Le volatile m'avait bien dressée. J'étais vive, réfléchis, animale jusqu'au bout de mes ongles. Je n'avais de limites que celles de mon corps. Je me souviens de cette déception, de cette haine de moi-même qui m'habitait alors. J'avais bien progressé mais je restais si faible. Tellement incompréhensible pour celle que j'étais et que je voulais être ! J'avais encore besoin de ce petit tofus pour subsister, alors que j'avais accepté tous ses apprentissages, toutes ses stratégies...
Mes journées étaient sombres. Mes nuits étaient bien plus effrayantes encore, agitées. Ces images, ces odeurs, ces mots prononcés, ces gestes impossibles à arrêter... Je ne pourrais plus jamais les arrêter, ils étaient déjà morts. Je n'oubliais pas et je n'oublierais plus jamais rien. Ce que j'avais subi, comme ce que j'infligerais... Et chacun me forgerait plus dure et plus cruelle. Des images me hantaient. Des sensations aussi. Et ces faiblesses ne faisaient que les renforcer, comme un rappel que tout pouvait recommencer. Rage me suffisait à peine pour survivre et ne m'apaisait guère. Je devais partir. Je devais savoir pour quelles raisons d'autres me pensaient intéressante. Pouvais-je réellement avoir la force ultime, celle qui me permettrait enfin de dominer, de me sentir simplement en sécurité, puisqu'aimée était hors de portée ?... Oui, je m'en souviens, une telle frayeur remonte à si loin, à cette époque elle m'envahissait...
J'avais accepté sa présence, comme il était devenu mon petit maître,c 'est pourquoi il était posé si près, sur la branche de ce buisson au niveau de ma joue. J'étais assise à même le sol, les jambes repliées sur moi-même, adossée à un Rabalam non percé, sérieuse et occupée par mes pensées depuis déjà de bonnes dizaines de minutes. Il avait saisi, m'observant sans bouger. Il attendait certainement simplement que j'exprime enfin ma volonté.
- Je veux voir tes compagnons.
Disais-je simplement les yeux baissés comme aspirés par d'autres tâches.
Il ne produisait aucune réponse, aucun son, aucun mouvement. J'avais compris. Il m'écoutait et m'aidait, mais se méfiait malgré tout de moi. Il avait grandement raison de le faire... Mais pour l'heure j'étais son amie.
- Je veux voir nos compagnons, modifiais-je en le fixant à mon tour du regard.
Il piailla alors. Je le connaissais suffisamment pour savoir que cette réponse était positive. Il ne me restait plus qu'à me faufiler une fois de plus dans une cargaison d'un de ces bateaux de ravitaillement qui se multipliaient depuis quelque temps, préparant la réouverture des lieux aux touristes. Il me conduirait à ceux qui avaient la solution que lui n'avait pas pour moi.
J'avais donc, avec étonnement, plus facilement supporté le trajet retour vers le continent, dissimulée dans une caisse, Rage au creux de mon corps recroquevillé.
Il avait fallu un petit peu plus d'une semaine pour rejoindre la troupe de vagabonds qui avait installé un campement de fortune dans les plaines de Cania sur les berges d'un lac, dans une mine abandonnée et cachée où les Edelweiss poussaient à l'abri des regards. Nous étions à la tombée de la nuit, la fraîcheur du lac s'appropriant doucement les lieux. Deux cannes à pêche encore tendues brillaient sous la lueur d'un feu à demi éteint. J'étais cachée derrière deux rochers saillants à les regarder s'amuser, mon allié ailé posé silencieusement sur mon épaule. Deux fécas trop semblables pour ne pas être de la même fratrie. Jumeaux peut-être ?... Ils riaient de bon cœur en se partageant un énorme morceau de truche tout juste rôti au feu de bois. Battre des truches... C'était un exploit que je ne maîtrisais pas, je me serais contentée du poisson pêché. Les deux se taquinaient, se bousculaient... était-il possible que ce soit ces deux énergumènes qui aient réussi à m'immobiliser si rapidement et facilement dans cette maison du château d'Amakna ? Il étaient plutôt frêles, la peau rose pâle ; la seule différence visible de ma cachette était les cheveux roses pour la femelle et ceux châtains du mâle. Ils avaient l'air si doux et fragiles, comment auraient-ils pu me battre si facilement ? Pensais-je à l'époque. Mes poings se serrèrent. Ma haine grandissait autant que ma curiosité. J'étais tellement absorbée par ces deux êtres étranges que je n'avais ressenti que trop tard la main qui se posait sur mon épaule gauche, me faisant sursauter. Je me retournai vivement, le dos plaqué contre la paroi lisse et froide de la roche, les poings toujours serrés, prête à bondir.
- Enfin, demoiselle de choix, vous nous faites l'honneur de nous rejoindre là ! Ils sont bien plus encore que ce que vous voyez, laissez vous le temps de les apprécier. Rejoignez-nous donc pour ce festin. Que nous lions enfin nos destins !
Menée par mon guide j'avançais prudemment vers ce fatum qui me ferait comprendre et mieux encore ressentir toute la signification de certains mots...
Il m'avait invitée et je l'avais suivi, autant sans doute parce que je n'avais pas le choix que par curiosité. Mes hôtes m'accueillaient en un sourire aussi charmant que fou. Il me présenta Antheyr et Kalice deux jumeaux bien plus forts que leurs habits ne pouvaient le laisser croire. Antheyr avait ses cheveux châtains protégés par son bonnet toual ; sa veste en laine ajustée grâce à une simple corde avait la même couleur que son bonnet. Ses braies plus vert foncé et sa scaracape verte étaient bien assorties au tout et devaient certainement lui permettre de mieux se camoufler dans la nature. Assis près d'une canne à pêche, lors des présentations, il m'adressa un signe amicale de tête en un sourire. Sa sœur exhalait une odeur agréablement mélangée de coumarine et de rose. Elle était assise plus près du feu avec son bandeau kaliptus qui retenait sa chevelure, et sa capouze des champs qui lui tenait chaud. Ses cheveux courts frissonnaient sous la brise fraîche qui s'était levée, tandis que ses deux longues mèches en avant se balançaient. Son corset de cuir et ses chaussures tous deux bleu-vert mettaient plus en évidence encore la brillance de ses cheveux fushia vermeil et la couleur vive de son pagne de cuir prune. J'étais moi-même habillée de hardes qui ne valaient plus grand chose tant elles avaient essuyés le temps passé en sauvageonne sur l'île de Vulkania. Je devais également certainement dégager d'autres effluves que celles de la féca qui restait joviale.
Mon hôte, disciple d'osamodas, toujours caché dans son chapeau thé et son écharpe brune enroulée, s'asseyait avec ses compagnons. Sous son chapeau l'on pouvait distinguer quelques mèches aux reflets bleu foncé, il était vêtu de brun et de vert foncé, et se protégeait de la brise grâce à son abracape. Ouroboros était son nom. C'est ainsi tout du moins, que Kalice le nomma.
Je m'asseyais face à eux, à une distance de protection qui me paraissait suffisante, sans mot dire, et les regardais plaisanter, rire, se partager le repas. Comme je ne bougeais pas lorsqu'Antheyr me tendit en un sourire un morceau de truche, Ouroboros siffla et Rage, posé sur mon épaule, se précipita pour attraper le morceau et me le rapporter. Quand même tiraillée par la faim et attirée par l'odeur alléchante, je finis par me laisser tenter, n'oubliant pas d'en laisser un bout pour mon petit compagnon à plume.
Le reste de la soirée je n'étais restée qu'une simple observatrice, silencieuse, de leur vie de groupe. Et chacun faisait comme si j'avais toujours été là, parmi eux. Étrange situation... Ouroboros ne mangeait aucun des mets ni ne buvait, ce qui n'avait pas l'air de surprendre ses amis.
La nuit tombée nous nous étions abrités dans la grotte pour y dormir.
Je sentis une main se poser sur mon épaule et en un réflexe criai et brandis l'un de mes kriss toujours soigneusement fixés à mes avant-bras, pour attaquer. Avant d'atteindre son but, ma main fut arrêtée sans violence, et l'homme interrompit simultanément ses compagnons d'un geste. À mon amorçage d'agression envers leur chef, les deux féca couchés avaient aussitôt réagi, ils s'étaient accroupis les mains au sol et avaient avancé en faisant tournoyer une jambe droite autour de leur corps comme une faux prête à œuvrer ; ils restaient à quatre pattes à nous fixer. Là je les reconnaissais, attaquant comme s'ils effectuaient un pas de danse, face à l'ennemi, c'était déjà ainsi qu'ils m'avaient maîtrisée au château d'Amakna. Vifs, gracieux et féroces à la fois...
Avec douceur et toujours avec cette façon presque agaçante de parler, il s'excusa d'avoir failli déclencher un drame et assurait, à moi comme aux deux féca, qu'il n'y avait aucune intention d'agression. Puis, remettant son chapeau sur la tête - l'écharpe n'avait pas quitté son cou et son visage - il proposa que nous sortions tous deux. Mes esprits retrouvés, j'acceptais de le suivre.
Il s'était assis sur les berges du lac, face au reflet de la lune dans l'eau, et attendait simplement que j'en fasse autant.
- Ne le prenez pas mal, mais je crois que le changement pour vous est trop brutal. Dormir enfermée à nos côtés, devait vous stresser, vous ne cessiez de vous agiter...
S'il avait su que cela faisait des mois que mes nuits ressemblaient à ça et que, si être avec eux était pour moi un événement des plus inhabituels, ce n'était au final qu'une petite raison de plus d'avoir un sommeil peu réparateur empli de cauchemars, m'aurait-il finalement pensé faible ? Je ne dis rien et continuais de l'écouter. Rage vint se poser entre nous.
- Kalice et Antheyr doivent se reposer, ni voyez ni malice ni colère mais une demande formulée. Restons dehors cette nuit, vous et moi sommes plus endurcis.
Que pouvait-il savoir de ce que j'étais capable d'endurer ? Ou de faire endurer...
Je serrais les poings.
- Cessez de parler en rimes, ça c'est stressant.
Il se tourna pour m'observer et ses rides au coin des yeux se creusèrent un peu plus.
- Il est vrai... votre musique est perturbée...
Je levais les yeux au ciel.
- J'accède à votre requête en échange d'un service. Je crois que vous possédez une montre... Je vous la rendrai.
Tandis que j'hésitais, lui se contentait de me regarder. Cette montre ne devait avoir de signification qu'à mes yeux, en quoi pouvait-elle l'intéresser ? Sans doute poussée par la curiosité, je finis par sortir l'objet de ma poche. Il hocha de la tête comme un remerciement ou un signe de confiance, et tendit sa main. Je laissais mon trésor devenir le sien. Il s'en saisit, la retourna, fit glisser le cache du dos, et récupéra une petite azurite transparente travaillée qui y était cachée. Il referma le tout et me rendit la montre, me remerciant une fois de plus. Je ne posais aucune question et me contentais de la ranger soigneusement.
Deux semaines que j'étais avec eux. Nous n'étions plus que trois. Le lendemain de notre rencontre, nous avions accompagné Antheyr jusqu'à la plaine rocheuse de cania, où nous l'avions laissé continuer sa route pour réaliser une mission confiée par Ouroboros. Je comprenais mieux pourquoi il avait souhaité respecter son repos ce soir-là.
Durant ces deux semaines, je n'avais pas été plus loquace. À la fois méfiante et docile, je restais observatrice. Je ne posais aucune question et suivais le groupe silencieusement. Kalice restait souriante et amusée de tout, mais l'on pouvait aussi lire en elle le poids de l'inquiétude due à la séparation d'avec son frère. Ouroboros parlait peu mais toujours juste. Nous nous dirigions contre toute attente vers les contrées d'Amakna. Sans même en avoir discuté, il avait deviné la raison de ma présence à leurs côtés. Selon lui je restais faible avant tout parce que je n'avais pas encore voué un culte à un dieu. Il me fallait devenir disciple pour jouir pleinement de mes pouvoirs et ma grandeur. Il avait ajouté, presque comme un reproche que je devais le savoir en mon for intérieur, étant donné la somme de connaissances que j'avais engrangée toutes ces années. Mais il ne pouvait pas comprendre...
Les dieux... Comment croire en leur existence ? Comment croire qu'un être si puissant aurait pu choisir pour moi cette vie-là ? Si dieu il existait, fatalement il devrait succomber !
Alors nous nous dirigions vers ces temples, et tous les soirs il prenait le temps de me parler de ces soit-disant puissants pour qu'enfin j'en choisisse un. Mes nuits restaient agitées et Ouroboros avait pris l'habitude de fredonner chaque fois une mélodie pour tenter de m'apaiser. Il montrait à la fois une capacité exceptionnelle à se battre contre ses ennemis, et une délicatesse incomparable envers ses alliés. Il était d'une incroyable opiniâtreté, et pensait sincèrement réussir à apaiser ces nuits. Mais j'haïssais tout : moi et mes faiblesses, l'autre et les siennes (dont cet attachement stupide de Kalice pour Antheyr qui ne pouvait qu'être fatal à terme), les dieux, les lâches qui n'intervenaient pas quand on les appelait au secours, ceux qui préféraient jouer l'ignorance... Tout et surtout tous !…
Et mes peurs étaient bien plus grandes, le problème était là en vérité, je le reconnais aujourd'hui. Pardonnez-moi...
Nous approchions et il était temps de choisir, mais qui ? Le moins coupable ?
Ouroboros attendait patiemment que je prenne une direction.
- Je ne sais pas, sincèrement aucun ne me tente.
- Tu restes sur la défensive, là jamais rien de bon n'arrive.
- Tu avais promis.
Il répondait en un plissement d'yeux caché derrière son chapeau et son écharpe, et je ne m’agaçais qu'un peu plus. Avant que mes poings finissent leur action, Rage surgit pour me filer quelques coups de bec bien placés me rappelant au passage que jusqu'à présent seuls les animaux avaient su me garder vivant. Je regardais le volatile s'éloigner, mon corps se détendait comme une vérité venait de me gagner.
- Osamadas... Je crois.
- Bien ! Excellent choix !
Ainsi je deviendrais disciple d'un dieu différent de celui de mes parents.
Les mois passaient, je ne parlais pas. De toute façon ce n'est pas ce qu'on me demandait. Chaque disciple s'était vu remettre un animal dont il devait s'occuper. Les nouveaux recevaient un tofu, êtres en apparence fragiles et doux, mais qui réservaient de bonnes surprises au non initiés tant ils étaient têtus, fiers... mais affectueux tout de même. Rage n'ayant laissé aucun autre tofu m'approcher, on me confia aussitôt un bouftou, et tous furent surpris de la rapidité à laquelle je fus en phase avec cet animal. Le matin, par petit groupe de dix, on nous parlait des animaux qui peuplaient ce monde, comment les approcher, les apprivoiser, s'en occuper, s'en méfier et en dernier recours les battre. L'après-midi était partagé entre des exercices pour nous rendre plus forts, des temps de dressage de nos compagnons et des épreuves à passer avec eux pour seul aide. Parmi nos maîtres il y avait des femmes puissantes craintes et respectées, Lisa, Brigitbardo... Je les observais, les écoutais, avec au fond de mon être cette boule d'énergie brûlante, cette envie de les dépasser, les défier. Chaque fois qu'ils estimaient notre progression et notre dévouement à notre dieu suffisants, nous étions conviés à nous trouver un compagnon supplémentaire toujours plus féroce, parmi les sauvages que rapportaient nos frères en offrande à leur dieu... notre dieu. Il y avait encore deux rituels à réaliser avant le repas du soir : choyer et nourrir nos compagnons, et prier tous ensemble Osamodas. Puis nous retournions dans nos tanières, dormir à même le sol avec un peu de paille et toujours nos compagnons près de nous.
J'étais recroquevillée sur le sol, couchée sur le côté, Rage en mon creux, Frère mon bouftou en boule à mes pieds, Sang mon prespic collé à ma nuque et caché dans mes cheveux, Tictac le craqueleur qui restait assis immobile et immuable à nous protéger lui qui ne dormait jamais, et Feux mon dragonnet toujours étalé le long de mon dos. J'avais appris il y a des semaines déjà comment les garder dans un autre univers et les invoquer à la demande, mais ils ne le voulaient pas, et je ne le voulais pas. De toute façon on me voyait déjà comme une excentrique. Surdouée, précoce, solitaire.... et excentrique.
Je dormais donc quand ils vinrent me chercher, faisant disparaître un à un tous mes alliés, pour une fois de plus tout recommencer...
Notre dernier repas avait-il été drogué ? S'agissait-il là d'un sort d'entrave ? J'avais passé trop de temps ici à apprendre dans un environnement plutôt sûr, et en avais oublié la méfiance. Ils avaient fait disparaître chacun de mes compagnons avant que nous ne réalisions. Puis il avait été bien trop tard pour réagir. Mon corps était devenu lourd. Mon esprit se dispersait et mes yeux ne voyaient plus que l'obscurité d'un trépas orchestré. Parfois la lumière vacillante de quelques bougies me laissait apercevoir leur silhouette m'entourant. Je les entendais murmurer d'abord, puis réciter, chanter quelques incantations... Une invocation sans interruption dont je semblais être l'objet principal. En réalité je n'étais pas la seule, il m'avait bien semblé voir au-delà de mon cercle deux ou trois autres cérémonies pratiquées au même instant.
Allongée là, incapable de bouger, les poignets retenus à la taille par un fouet de cuir, l'un d'eux s'était approché pour apposer son pouce par deux fois sur mon front, et y laisser des traces que je sentais fraîches et un peu humides. M'avait-il dessiner des cornes ? J'aurais voulu parler, peut-être même crier, mais je m'en retrouvais incapable. Plus leur prière s'amplifiait, plus mon esprit s'embrouillait, mon corps devenait insensible, froid dans cette chaleur pourtant envahissante... ou peut-être la drogue continuait insidieusement son effet. Je perdais pieds. Je perdais mon corps, je m'en détachais à vrai dire. Mon cœur ne s'était même pas affolé... Puis enfin mes yeux se fermaient.
Je me réveillais dans une lumière aveuglante. Dans un premier temps je cherchais à ressentir chaque parcelle de mon corps et ses réactions, comme si je l'avais bel et bien perdu un moment auparavant. J'étais encore en vie... Je ne m'y attendais pas. Je ne l'avais pas plus forcément souhaité. Pourtant j'étais bel et bien en vie, et me sentais singulièrement plus forte. Différente.
Puis l'inquiétude naquit qu'on me les ait pris. Je mis nerveusement les mains dans mes poches, mes manches, à la recherches de mes reliques. Le froid des poignées de mes dagues au contact de mes doigts, je me rassérénais finalement. La montre était, elle aussi, toujours en ma possession.
J'observais enfin les alentours. Les lieux paraissaient paisible. Une douce chaleur m'accueillait, comme la lumière vive rayonnait. Le silence était reposant. Le décor de pierres, solide, inaltérable, était étonnamment réconfortant. J'aurais pu rester là.
Mais je ne l'avais pas fait. J'avais décidé de continuer d'avancer.
Après quelques mètres j'avais rencontré cet être thérianthrope. Il m'attendait, calme et posé, pour finir de me préparer à cette nouvelle vie qu'il promettait aventurière. Par de petits exercices il m'apprenait à me servir des bases de ces dons hérités d'Osamodas. Ce dieu dont j'avais accepté de suivre les préceptes, un peu à contrecœur. Ce n'était que les bases, le reste se découvrirait avec le temps et l'expérience, mais déjà je me sentais plus puissante. Je pouvais avec soulagement rappeler à moi mes amis Rage, Frère, Sang, Tictac et Feux. Malheureusement le temps de leur apparition restait toujours limité par mes capacités naissantes. Seul Rage avait réussi à contourner cette règle. Peut-être parce qu'il ne m'appartenait pas vraiment...
Puis j'avais par hasard découvert ma nouvelle apparence. Accroupie au bord du lac pour m'y désaltérer, mes yeux s'étaient portés sur la surface miroitante, avant que mes mains ne l'aient troublée. Mon pelage n'avait pas perdu sa couleur originale bleutée, mais au travers des cheveux bleu foncé pointaient deux petites cornes blanc ivoire. Surprise, j'y portais mes mains, les caressais, les sentais dures et totalement insensibles. La pointe piqua mon doigt et une goutte de sang en perla, que je lécha aussitôt. Me redressant, je remarquais cette queue noire que j'activais inconsciemment. Je l'attrapais, la laissais glisser dans mes mains... Elle était douce, souple mais musclée. Son appendice terminal pointu lui conférait une allure dangereuse plutôt agréable. Comment tout cela était-il possible ? Était-ce toujours mon corps qui avait évolué, ou un nouveau réceptacle pour mon âme torturée ?
Pour finir, le fouet de cuir qui avait servi à m'attacher les mains pendant le rituel était également là, accrocher à ma ceinture de cuir.
J'étais restée un temps à m’aguerrir ici, sur cet îlot flottant, à combattre de faibles créatures, d'autres aventuriers... J'avais même accepté parfois que certains d'entre eux m'accompagnent dans de plus grands défis, j'avais ravalé ma fierté pour écouter quelques bons conseils, des mouvements plus sûrs, des choix tactiques... Je n'avais pour autant jamais accepté de vrais liens d'amitié, comme certains l'auraient souhaité. Aucun d'eux n'avait d'importance à mes yeux, car aucun n'arrivait à faire naître un quelconque sentiment de confiance. C'est sans doute pour cela qu'une partie avait trouvé la mort dans mes frénésies nocturnes, après un cauchemar trop intense ou un geste malencontreux...
Il n'y avait qu'un seul être qui avait presque réussi à m'apprivoiser. C'était cet Ouroboros. Je savais également que la plupart de ce que j'apprendrai de plus en ce Monde, le serait grâce à lui. Alors je m’évertuais juste à progresser suffisamment, par tous les moyens à ma disposition, pour ne pas paraître trop faible quand je le retrouverais.
C'était une période insolite. Une partie de moi semblait aussi nouvelle que ce corps modifié ou ces capacités surprenantes. Je découvrais cet îlot et ses habitants comme une étrangère dans un monde inconnu. Tandis qu'une autre partie avait déjà vécu, mêlant à la découverte émerveillée des lieux et des possibilités, un brin de crainte, de caractère et de choix pas toujours adaptés ou judicieux.
Je m'entraînais, dans un coin de prairie, simplement à faire apparaître et garder mes alliés le plus longtemps possible à mes côtés, quand il osa m’interpeller
.- Salut. T'es nouvelle ici, hein ? T'es une osamodas, c'est ça ?
J'avais eu un sursaut de surprise et m'étais retournée vivement. Mais il était resté à distance, appuyé nonchalamment contre un rocher. Peut-être était-il lui aussi sur ses gardes. D'après le son de sa voix et sa silhouette athlétique, l'homme devait être plutôt jeune malgré une barbe en broussaille qui le vieillissait quelque peu. L'être farfelu habillé de tissus végétal semblait marcher pieds nus. L'allure et l'odeur laissaient supposer qu'il avait voué sa vie à ce dieu aux poupées masqué.
- C'est la première fois que je te vois. Ça te dit qu'on fasse équipe ? Ce sera plus facile pour progresser et gagner des kamas ? Je suppose que t'es comme moi, t'as pas envie de t'éterniser ici, hein ?
- Faire équipe ? Tsss ! avais-je répondu, d'un regard peut-être méprisant.
Et alors que je m'étais retournée pour reprendre mon entraînement, lui insistait. Il me racontait toutes les péripéties qu'il avait déjà vécues ici, et m'assurait qu'il était impossible de progresser rapidement seul. Il disait même en avoir vu périr plus d'un à se montrer suffisant. Il m'expliquait encore qu'il avait besoin de moi pour accomplir quelques tâches bien payées qu'on lui avait confiées, qu'il partagerait si je l'aidais, qu'il y aurait certainement du travail pour moi aussi qui m'aiderait à mieux m'équiper, que j'aurais forcément besoin d'aide, qu'il pouvait m'aider... Je ne l'écoutais pourtant que d'une oreille, concentrée sur mes essais de sorts et d'invocations, mais lui ne cessait d'argumenter
.Après tout pourquoi pas, même Ouroboros ne travaillait pas seul. Il me fallait évoluer encore avant de ne pouvoir les rejoindre...
- D'accord.
Enfin il cessa de parler.